Personne ne sait qui tu es réellement, Lip. Personne. Tu n'es que le fils Drumcliff. Tu n'est que l'enfant rongé par son mutisme. Tu n'es rien aux yeux de ces gens. Rien. Absolument rien. Et ça tu le sais depuis toujours. Depuis que tes yeux se sont ouverts sur ce monde. Depuis que tu as croisé ces visages inconnus. Depuis que tu as croisé ces regards vides. Ces sourires faux. Ces rires hypocrites. Tu le sais, oui. Tu le sais pertinemment : tu es vulnérable. Tu es stupidement, injustement vulnérable. Et tu n'y peux rien. Tu subis. Tu ne dis rien. Tu ne fais qu'attendre ce jour où tu pourras agir de toi-même. Ce jour où tu pourras te lever. Ce jour où tu pourras te faire entendre. Car oui, tu le sais. Tu en es persuadé. À l'orée de ce bois immense, de cette forêt épaisse qui t’entoure, qui t'encercle, qui t'emprisonne. Quels que soient les créatures qui s'y cachent. Quels que soient les monstres qui y dorment. C'est ici. Oui ici, à Antrim, ton village, ton berceau, tes racines, que tu es le plus fragile.
L'Homme est un loup pour l'Homme.

Tu t'arrêtes brutalement, genoux à terre, le souffle court, la gorge enflammée, les yeux rougis par la poussière, les jambes tremblantes, les chevilles endolories. Tu t'arrêtes et tu plaque la paume de tes mains à terre, aplatissant les hautes herbes à mesure que tu glisses, à mesure que tu foules le sol comme un chien blessé, la langue pendue et suintante tant la soif te prend aux tripes. Tu n'oses même pas lever les yeux, tu les gardes rivés sur les phalanges saillantes de tes mains d'enfant, et tu avances. Tu avances. Tu avances sans jamais regarder en arrière. Tu avances en retenant ta respiration. En retenant tes larmes. En retenant toute cette angoisse, toute cette peur qui te grignote, qui te dévore de l'intérieur. Tu avances, oui, jusqu'à ce que tes narines s'empreignent d'une odeur drue, putride. Et jusqu'à ce que tu entendes un souffle rauque et un frottement rêche le long du chiendent jaunâtre qui t'enclave. Ton cœur s'arrête de battre. Tes poumons se bloquent. Un sentiment d'étouffement te submerge. Ton corps se raidi. Tes membres vacillent. Tes paupières restent figées. Tu ne peux plus bouger. Tu es cerné. Cerné par cette bête qui te cherche. Qui renifle ta trace. Et qui, tu le sais, te trouvera dans les secondes à venir. Tu aurais dû mourir, aujourd'hui. Tu aurais dû mourir, Lip. Tu aurais dû mourir dévoré vivant par cette créature. Tu aurais dû, oui. Mais la bête s'éloigna brusquement, alertée par quelque chose. Par quelqu'un. Des cris. Des cris stridents. Des cris de terreur. Des cris brouillés par le sang qui remonte jusqu'à l'œsophage. Des cris étouffés par les crocs de l'animal. Des cris meurtris. Des cris insupportables. Des cris que tu n'oublieras jamais. Des cris qui te rappellent chaque jour que tu aurais dû mourir, cette nuit là, dans ce champ en friche, au milieu de ces hautes herbes. Tu avais dix ans, Lip, lorsque ton insouciance a décidé de t'abandonner. Tu avais dix ans, le jour où tu es devenu adulte. Repue, le monstre quitta la lisière du bois, et te laissa là. Seul. Allongé sur l'herbe sèche, les yeux écarquillés, fixant ce doux rien qui pénètre dans l'esprit d'une personne en état de choc, et qui la laisse progressivement tomber dans un puit sans fond. Tu n'as jamais rien dit à personne. Car personne ne s'était rendu compte de ton absence. Car tu n'es rien Lip. Tu n'es personne. Au petit matin, tu t'es hissé sur tes jambes, faiblement. Et tu as marché. Tu as marché pendant une bonne heure dans cette forêt qui s'éveillait à peine. Tu marchais, le regard livide. Les gestes las. Tu marchais sans jamais savoir t'arrêter. Tu marchais comme si c'était la seule chose qu'il te restait à faire. Tu marchais. Tu marchais oui, jusqu'à arriver devant les portes du village. Devant ces grilles gigantesques. Si tu savais, Lip. Si tu savais, tu ne serais jamais revenu. Tu serais parti le plus loin possible de cet endroit. Le plus loin possible de ces grilles. De ce village. De ces gens. Mais tu n'es qu'un enfant. Un enfant aujourd'hui livré à lui-même.

Ceci est mon fusil.
Il y en a beaucoup d’autres comme lui, mais celui-là c’est le mien.
Je ne suis rien sans mon fusil.
Et sans moi mon fusil n’est rien.
Tu lèves ton arme. Tu vises. Tu inspires. Ta paupière droite se ferme. Tu tires. La cannette de soda est violemment projetée contre le mur de brique érigé quelques mètres derrière elle. Trouée. Tu baisses ton arme. Expire. Esquisse un sourire en coin. Mords ta lèvre inférieure. Tu as maintenant 17 ans, Lip. Cette fameuse nuit est loin derrière toi, c'est vrai. Mais elle ne cesse de te hanter. De te maudire. Tu refuses de vivre avec ça. Tu refuses d'avoir à fuir de nouveau. Tu refuses d'avoir peur. D'avoir peur, oui. D'avoir peur d'affronter cette créature. D'avoir peur de mourir. Un clappement, dans ton dos, attire subitement ton attention. Tu te tournes légèrement, te profilant sur le côté pour constater que la source de cet applaudissement vient de ton père. Ton cher père. Ce père que tu détestes autant que tu admires. Ce père qui te sourit, avec ce même sourire qui te caractérise. Un sourire un brin moqueur. Un brin confiant. Un brin fier. Un brin satisfait. Ce sourire auquel tu ne réponds pas. Auquel tu n'as jamais répondu. Et auquel tu ne répondras jamais. Car il en a toujours été ainsi. Les Drumcliff ne montre pas leurs sentiments. Il tourne des talons, s'en va. Toi tu restes sagement là, à l'observer, à le détailler, comme si tu savais qu'un jour tu serais à sa place. Celle d'un chasseur. D'un traqueur. D'un pisteur. Celle d'un homme qui sait ce qu'il doit craindre. Celle d'un homme qui ne recule pas devant ses cauchemars les plus terrifiants.

Dix. Dix morts. Dix cadavres baignant dans leur sang et dans leur chaire déchiquetée de toute part. Dix corps sacrifiés. Dix corps pour nourrir un loup. Ou peut-être deux. Peut-être cinq. Peut-être même une meute. Tu n'en sais rien, Lip. Tu nages dans l'ignorance. Tu nages dans ton désarroi. Dans cette incapacité à mettre le doigt sur tous ces mystères. Sur tous ces meurtres qui t'encerclent, qui t'enchaînent à une réalité infâme. Tu n'as pas le choix. Tu te renfermes sur toi-même. Tu cogites. Tu analyses. Tu émets des hypothèses. Et tu cherches. Tu cherches inlassablement des réponses. Des indices. Des traces. Des raisons. Tu cherches, mais toujours en vain. Sans, bien sûr, te douter que la source de toute cette boucherie est juste là. Sous tes yeux aveuglés par la naïveté humaine. Tu es quelqu'un d'humain, Lip. De profondément humain, oui. Tu es bien plus humain que tous ces gens, dehors. Bien plus humain que n'importe qui. Tu te souviens de cette petite tête blonde qui s'accrochait à tes pantalons troués. Tu te souviens de cet enfant au sourire cristallin, et au regard innocent. Tu te souviens d'elle bien plus comme une petite sœur, qu'une simple cousine. Tu te souviens de Kenzie. Cette Kenzie baignant dans l'insouciance. Cette Kenzie voyant le monde comme un immense terrain de jeu. Et tu la retrouves, quinze ans après, vidée. Vidée de tout. Tu ne la reconnais pas. Tu as beau détailler chaque trait de son visage d'adolescente, tu ne discernes rien. Tu as devant toi une coquille vide. Une coquille noyée dans ce même mutisme que tu as connu, enfant. Tu sais ce qui est arrivé à ses parents. Tu sais ce que ça peut signifier. Tu sais quel danger elle court. Tu sais quel secret elle peut cacher. Mais tu refuses de te l'avouer. Tu le nies en bloc. Tu te voiles la face, Lip. Sois honnête : involontairement, tu cherches à contourner les chemins qui te sont indiqués. Tu fuis, Lip. Tu fuis cette réalité que tu connais, mais que tu rejettes. Oui, tu as peur Lip. Tu as peur de découvrir enfin la vérité. Car au fond de toi, tu la connais déjà.

Tu slalomes entre les larges troncs, tu enjambes les petits reliefs, tu te glisses dans la pénombres des branchages. Tu avances rapidement, d'un pas confiant. D'un pas sûr. Mais surtout d'un pas silencieux, prudent. Tu es sur ses traces. Sur les traces de l'animal. De la bête. De la créature. Du monstre. De tout ce que vous voulez. Tu suis les traces fraîchement dessinées au sol. Des traces qui te rapprochent toujours plus d'un danger éminent. D'un danger pour lequel tu as ratissé au peigne fin des kilomètres et des kilomètres carrés de bois. Un vent coulis te caresse la joue. C'est agréable, doux, presque chaleureux malgré la température extérieure. Mais c'est aussi ce qui va trahir ta présence. Le loup n'est pas loin, tu en es sûr. Presque sûr. Il te sent, te guète, là, planqué quelque part derrière le tronc d'un arbre mort. À attendre la moindre inattention de ta part. Lip, avance. Tu continues ta route, tu t'enfonces dans cette épaisse prison de verdure. Crack. Une brindille, sur ta droite, à quinze mètres environs. Tu te glisses délicatement dans un tournant. Elle approche. Tu peux l'entendre, ce souffle rauque, et tu peux la sentir, cette odeur de mort qui orne son pelage noir de jais. C'est elle. Tu dois la surprendre, te découvrir avant même qu'elle ne comprenne que tu te caches, juste là, derrière cet arbre, ta carabine soigneusement scellé avec tes poings. Ton cœur s'agite Lip. Tu ne saurais décrire ce sentiment étrange alliant peur, excitation, adrénaline, et totale inconscience. Tu barres la route de la créature sans prêter garde, pointant le bout de ton fusil face à elle. Manque de bol, elle t'échappe, et la balle que tu lui réservais frôle sa côte, ratant la poitrine. Tu changes d'arme et empoigne un petit révolver chargé de balles en argent, laissant ton fusil tomber à tes pieds. Les coups de feu brisent la plénitude des lieux, les grognements et hurlement du loup aussi. Tu ne saurais dire combien de temps tu as lutté pour résister à l'animal, mais tu sais à quel point tu te retrouves amoché par ses assauts.
Le charme est un monstre.
Tu la tiens, Lip. Le canon de ton révolver est face à elle, tu t'apprêtes à tirer et...Lip, quand pour la dernière fois, as-tu perdu le contrôle de tes émotions ? Le loup se transforme progressivement, sous tes yeux écarquillés. La pilosité disparait, le corps rétrécit, s'affine, les os craquent, se brisent, se reconstruisent. L'humanité reprend le total contrôle sur la bête. Une femme. Le corps d'une femme se dessine devant tes prunelles olives. Tu restes immobile, le pistolet légèrement abaissé. Tu es fasciné par la scène qui se trament devant toi. Tu ne dis rien. Tu ne fais rien. Tu sembles hypnotisé. Comment un être aussi monstrueux peut-il vivre en parfaite cohésion avec un corps aussi charmant, plaisant ? Elle reste là, face à toi, elle aussi immobile, nue, totalement nue. Un sourire. Elle ne t'adresse qu'un simple sourire gorgé de malice. Un sourire qui, étonnamment, éveille en toi une attirance complètement démesurée. Qui est-elle ? C'est ce que tu chercheras à savoir, dès le lendemain, et les jours qui précèderont cette nuit où le rêve et le cauchemar se sont intimement côtoyés. Ce n'est qu'un beau et hasardeux matin que tu la recroiseras, illuminant la place du village avec sa robe blanche et son sourire espiègle, sous les yeux septiques des mégères, et sous les regards mielleux des hommes, tous fascinés par cette beauté aussi délicate, que meurtrière.

La vie est une fleur que la mort veut cueillir. Abruti. Tu n'es qu'un abruti, Lip. Un abruti oui, doublé d'un irresponsable. Jamais tu n'aurais dû accepter. Jamais tu n'aurais dû te laisser emporter par tes sentiments. Jamais tu n'aurais dû promettre. Oui. Promettre de la protéger. Promettre de veiller sur elle. Promettre de donner ta vie pour sauver la sienne. Jamais. Et pourtant c'est ce que tu as fait. C'est ce que tu t'es persuadé de faire. Sans même réfléchir à ce qui pourrait arriver. Sans même réfléchir au danger que cela signifierait. Tu es si naïf, Lip. Si candide, si innocent. Si bienveillant que tu viens de briser un petit bout de cette carapace qui te protège depuis tant d'année. Tu commences à t'ouvrir aux autres, Lip. Malgré toi. Malgré ce que tu pensais être. Tu es quelqu'un de bien. Quelqu'un qui préfère sacrifier sa vie plutôt que d'en voir une autre disparaître. Saoirse. Tu ne peux t'empêcher d'esquisser un sourire en coin à la vue de sa longue chevelure rousse. Tu ne peux t'empêcher de la fixer. Elle. Elle et son regard enfantin. Elle et son rire cristallin. Elle et son minois de chérubin. Tu ne peux t'empêcher d'aimer cette joie de vivre qui déborde d'elle. Tu ne peux t'empêcher de la trouver attachante. Attendrissante. Adorable. Et ce, même avec son mauvais caractère. Son entêtement. Son immaturité. Elle est ta promesse. Cette promesse que tu as fait à un père désormais impuissant. Cette promesse que tu as fait à un ami. Tu sais, maintenant, à quel point il va t'être difficile de dompter l'adolescente. Tu sais qu'il te faudra de la patience. Beaucoup de patience. Mais tu sais aussi qu'elle en a les capacités. Tu sais qu'elle est agile. Tu sais qu'elle est rapide. Tu sais qu'elle est habile. Il ne te reste plus qu'à le lui faire prendre conscience. Il ne te reste plus qu'à faire d'elle une traqueuse. Quels que soient les nombreux obstacles qui se mettent en travers de ta route.

Il y a toujours eu cette étrange attirance que tu ne saurais t'avouer. Elle se manifeste comme des picotements dans le bas de ton ventre. Comme des palpitations au creux de ta cage thoracique. Comme des bouffées de chaleur sur tes pommettes. Et tu as du mal à faire face à ces montées en tension qui surviennent sans que que tu ne t'y attende. Devant les belles femmes, principalement. Ou devant ce genre de créature que tu as pu rencontrer, cette nuit là. Mais aussi, malgré toutes tes tentatives pour les contrer, devant les hommes. Tu ressens quelque chose à l'égard de certains d'entre eux, c'est indéniable. Mais tu le nies. Tu te voiles la face, encore une fois. Après tout, tu as été élevé quoi ça. Oui, on t'a élevé en t’assommant de mœurs chrétiennes. Un homme ne doit pas se sentir attiré par un autre homme. On te l'a répété des dizaines de fois durant ton adolescence. On te l'a encré dans les méandres de ton esprit. Et pourtant, tu n'y peux rien. C'est plus fort que toi. Plus fort que les interdis. Plus fort que la foi que tu as en Dieu. Plus fort que le pire des pêchés. Tu as l'impression de danser avec le Diable, Lip. Qu'il soit là, dans cette forêt, ou juste ici, aux côtés de l'âme qui t'habite.
Qui est-il ? Tu cherches à le découvrir. Tu mènes ta petite enquête sur lui. Lui, oui. Ce jeune homme qui semble te provoquer à chaque fois que ton regard croise le sien. Tu ne sais que son nom, Hawkes. C'est le fils des Hawkes. Cet enfant qui, il y a moins de quatre ans auparavant, accaparait toute ton attention, et soulevait en toi de nombreux soupçons. Aujourd'hui, tu remets ces vieux souvenirs sur le tapis. Tu ne sais pas ce qu'il te veut, mais tu joues quand même avec lui. Oui, tu te prêtes à ce petit duel où tu oses te laisser séduire. Car oui. Oui et oui. Tu te sens attiré par lui, et tu sais qu'il en est de même de son côté. C'est une situation qui te noie dans le doute. Qui te submerge d'interrogations et qui ne fait que te perdre encore plus dans ces milles et une incompréhensions humaines.
Mais tu joues, Lip. Tu ne cesses de jouer avec la bête.
Qu'elle soit sous la forme d'une femme sublime,
d'un jeune homme attirant
ou même d'un membre de ta famille.
Tu joues au jeu du chat et de la souris.